Construire et vivre en hauteur, un tabou danois ?

Un architecte en promenade dans le sous-bois, regarde la fourmilière, intrigué. C’est comme une montagne habitée, une tour naturelle. Elle grouille, s’effrite et se reconstruit, semble se mouvoir et en même temps est bien ancrée dans le sol, telle une cathédrale d’épines de pin qui résiste à la brise et défie la gravité.

La tour et la montagne sont aussi bien symboles de richesse, d’audace, de fécondité, que des représentations de l’orgueil des hommes, de l’Etat-surveillance et des inégalités. La ville parait d’autant plus belle et fascinante à celui ou celle qui la surplombe. Mais outre la question symbolique se pose aussi la question de la fonction – à quoi cela sert de construire et de vivre en hauteur ?

Alors que les grandes métropoles européennes continuent de se livrer à une course de la hauteur depuis maintenant plus d’un siècle, il est assez rare de voir de hautes constructions au Danemark. Si la future skyline de Copenhague est bel et bien en train de pointer vers le ciel, architectes et urbanistes se confrontent au défi d’un plat relief – la plus haute colline danoise culmine à 171m (Møllehøj) – ainsi qu’à de véritables obstacles sociaux et culturels.

Les architectes danois du siècle dernier ont ouvert la voie à la construction de tours. Mais aujourd’hui, leur construction semble aller à l’encontre des codes exigeants de l’architecture moderne danoise, qui veille au contexte, à l’équilibre d’ensemble et à la sobriété. Construire et vivre en hauteur peut-il contribuer au bien-être des Danois ? La tour peut-elle devenir un élément positif dans le paysage danois ?

Que raconte la construction de tours sur le fonctionnement de la société danoise ?

Campus Carlsberg, vue depuis Søndermarken, avec la tour Dahlerup au premier plan, la tour Pasteur derrière à sa gauche, la tour Bohrs derrière à sa droite (Source: Annabelle Moine)

Au tournant du 20e siècle, l’architecture danoise prend de la hauteur de façon significative, et ce pour asseoir le pouvoir démocratique au Danemark. Radhustårnet, la tour de l’hôtel de ville fut construite en 1905 à l’image des monuments civils toscans. Elle devait selon les premiers plans de Martin Nyrop mesurer 89 mètres, soit trois mètres de plus que la flèche de Christiansborg, mais celui-ci brûla dans un incendie en 1884. Les représentants citoyens (Borgerrepræsentationen), qui composent la plus haute autorité politique à Copenhague, exigèrent alors que Radhustårnet atteigne 105,6m de haut. Face à une telle concurrence, Thorvald Jørgensen ajouta trois couronnes à la flèche de Christiansborg reconstruite qui atteint finalement 106,5m en 1932. Après une époque de forte instabilité politique, Radhustårnet et le Palais de Christiansborg (Borgen) contribuèrent à l’établissement durable du régime parlementaire instauré en 1901.

Il faudra plus de 90 ans pour voir érigée une tour d’une telle envergure : la tour Bohrs (100m de haut) de l’architecte Vilhelm Lauritzen voit le jour en 2017. Elle est la première de neuf tours qui formeront le futur campus Carlsberg, au cœur de Copenhague. Elle sera suivie prochainement par la tour Pasteur (du même architecte) qui devrait mesurer 120m.

Aujourd’hui, la construction de tours est censée servir l’urbanisation et l’élévation sociale. Elles ont notamment pour fonction de reconvertir d’anciens terrains industriels comme celui de la brasserie Carlsberg. Ce site, inactif depuis 2008, constitue désormais un véritable héritage architectural dont se saisissent des architectes de renom – Vilhelm Lauritzen, Schmidt Hammer Lassen, Cobe, Effekt – pour offrir à Copenhague une « skyline » digne des grandes métropoles européennes. Ensemble, ils souhaitent en faire un nouveau quartier urbain vibrant, mêlant nouvelles habitations, bureaux et campus étudiant, qui puisse également répondre au réel manque de logement abordables pour les Copenhaguois. D’un point de vue esthétique, les neuf tours, qui atteindront entre 50 et 120m, joueront élégamment avec les palettes de couleur et de matériaux des anciens entrepôts et des cheminées d’usine.

Carlsberg Byen vue des lacs (Source : Annabelle)

Bohrs, la première et seule tour qui a vu le jour pour le moment, est caractérisée par l’optimisation de la lumière :  les salons sont stratégiquement situés aux angles de la tour, là où les fenêtres sont également les plus larges. La taille des fenêtres latérales est moindre pour d’une part limiter la perte de chaleur et d’autre part, affiner la composition de la tour. Son revêtement marron en aluminium nervuré, qui laisse certains à désirer, reste dans les tons du quartier.

Bohrs laisse une impression mitigée. Elle a même été nommée parmi les constructions les plus affreuses du Danemark par un sondage du journal Berlingske en 2020. Autre critique cinglante du public danois : pourquoi construire une tour encore plus haute – la tour Pasteur, si tous les appartements de Bohrs ne trouvent pas preneur ? Jens Nyhuus, le directeur général de Carlsberg Byen’s rétorque : ‘Il faut apprendre aux danois à vivre en hauteur’.

Critique ironique ou sérieuse ? On croirait entendre l’oncle de Jules Verne qui, lors de sa visite à Copenhague et de l’Eglise de Vor Frelsers (36m), dit à son neveu pris de vertige :  « Regarde, me dit-il, et regarde bien! Il faut prendre des leçons d´abîmes.” (Voyage au Centre de la Terre).

Les tours de Carlsberg n’ont pas totalement été pensées selon le fonctionnement des Danois qui n’ont pas la volonté de vivre en hauteur. Or, à entendre Jane Jacobs, célèbre urbaniste et critique américaine du XXe siècle, l’aspect des choses et la façon dont elles fonctionnent sont inextricablement liés, et nulle part ailleurs plus que dans les villes. A méditer.

Tour Nordbro à Nørrebro (Annabelle Moine)

L’intégration de la Tour Nordbro dans son quartier du même nom (Nørrebro) a pris un certain temps mais donne espoir aux constructeurs de Carlsberg Byen. Le bureau Arkitema y a fait construire en 2019 une tour de 100m de haut. Pourtant bien isolée des autres, elle semble mieux intégrée au quartier. Si elle est seule, les terrains vagues et parkings qui l’entourent pourraient bien faire place à un tout autre plan urbain dans le futur. Sa façade en relief, couverture métallique, fait penser au mécanisme cranté d’une ancienne boite à musique. Une architecture du rythme dans un quartier vibrant et multiculturel, cela sonne juste. Pour assurer le succès durable de la tour Nordbro, il faut donc que l’aménagement de ses environs soit pensé en faveur de ses occupants, et non en pensant que ce sont eux qui s’adapteront à un nouveau mode de vie.

La construction future de tours s’annonce aussi démesurée qu’incertaine : Bjarke Ingels (BIG), qui proposa en 2019 de construire une tour de 280m à Nordhavn (Copenhague), a vu son projet rejeté par la municipalité. Karina Vestergård Madsen, la maire de Copenhague en charge de la technologie et de l’environnement, s’exclamait alors : « On peut certainement avoir quelques grandes tours quand cela a du sens, mais on ne va pas construire des hautes tours juste pour le principe de la hauteur » (Politiken). Ferait-elle une allusion narquoise au Radisson Hotel (Arne Jacobsen), un pavé de 61m de haut en plein centre-ville, et le Turning Torso (Santiago Calatrava), unique gratte-ciel de Malmö visible à l’horizon danois ?

Visualisation de la future tour de 3XN, the Lighthouse (Source : https://3xn.com/)

Paradoxalement, la folie des grandeurs a plutôt sa place dans la province danoise. A moins de 100 kilomètres de Aarhus, au village de Brande, le gratte-ciel proposé par Dorte Mandrup à la demande de ‘Monsieur Bestseller’, a obtenu le feu vert. Elle sera haute de 320m et sera visible à 60km à la ronde. Elle serait apparemment inspirée de la tour de Sauron dans le Seigneur des Anneaux. D’après Anders Krogh, le responsable du projet, aucune date précise pour commencer les travaux n’a cependant été arrêtée. On ne sait donc pas aujourd’hui si le projet se concrétisera un jour.

Le seul projet de tour dont la construction a été largement entamée se situe sur le front portuaire de la ville d’Aarhus. Le studio danois 3XN est l’auteur de ce projet, the Lighthouse, à 142m de haut. Sa réalisation est prévue pour 2022, avec l’intention de ‘’donner en retour à tous, pas seulement a ceux qui habitent la tour’’ (Rune Kilden, Developer, 3XN). Ce ‘’retour’’, ce sont l’aménagement du front de mer, d’une promenade, d’une place et de cafés, qui étendront la vie urbaine au plus près de l’eau.

Si construire et vivre en hauteur fut un temps symbole de richesse et de pouvoir, cela embarrasse les danois aujourd’hui. Les tours retranscrivent une hiérarchie sociale dans l’espace. D’un point de vue purement économique, la ville de Copenhague aurait pourtant bien besoin de créer plus de logements pour faire baisser les prix du marché, même si cela se fait au détriment du profit des investisseurs et promoteurs immobiliers. Mais les danois eux, y voient le nivellement de leur architecture et de leur société. Il existe d’ailleurs au Danemark un code de conduite qui exprime ce rejet farouche de la supériorité. L’un de ses commandements dit: ‘Du skal ikke bilde dig ind, at du er bedre end os’. Ne t’imagine pas meilleur que nous. (La loi de Jante, 1933).

Le rapport à la hauteur dans l’imaginaire danois

Fjordhusen, Olafur Eliasson (Sources : https://www.fjordenhus.dk/en/)

La tour maudite et la montagne hantée. Le premier roman de Victor Hugo, Han d’Islande (1823), décrit la montagne et la tour comme les refuges des plus ignobles créatures. Cette fiction se passe au Royaume de Norvège, dont Copenhague est alors la capitale, dans les années 1670. Deux aventuriers, un jeune noble et un vieux sage, sont en chemin pour retrouver et tuer Han, la créature monstrueuse qui vit dans des montagnes reculées :

 ‘On trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. (…) C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que le roi païen Vermund fit rôtir les mamelles de Sainte Etheldera, cette glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour maudite ; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été consumées par le feu du ciel. »

On retrouve cet imaginaire dans certains éléments contemporains de l’architecture scandinave. Fjordhusen, dans le fjord de Vejle et la région du Jutland, qui sert à la fois de bureaux et de salles d’exposition, semble tout droit sorti du roman de Victor Hugo. Imaginé par l’artiste islandais Olafur Eliasson et son studio, Fjordhusen est un ensemble de tourelles imbriquées entouré d’eau. Entre les tourelles, de grandes percées laissent apparaitre les créations en verre d’Eliasson. A l’intérieur, l’atmosphère qui saisit le visiteur est mystérieuse, accueillante et froide. Les ombres ondulent au gré des angles, des courbes et des pièces ambigües. Le lieu est en dialogue constant avec la mer, qui immerge notamment deux salles au sous-sol, et qui est toujours visible depuis les fenêtres vertigineuses. De quoi donner des frissons à ce qui y travaillent.

Et si les Danois n’étaient tout simplement pas de grands romantiques ?

De retour à Copenhague, fort est de constater que l’architecture contemporaine danoise est terre-à-terre, réaliste, comme une grande partie de sa population. Cela n’empêche pourtant pas la ville d’être un lieu de rêverie et de divertissement.

Park n Play, Jaja Architects (Source: Nordic Insite http://nordicinsite.local/en/essential-architecture-urbanism-copenhagen/ )

Imaginez donc Copenhague comme un immense terrain de jeu. Il y règne une atmosphère candide, que l’on doit aux lignes simples et pures, aux courbes ingénues, aux façades naïves, sans artifice. L’horizontalité de la ville, qui épouse la ligne du port, des canaux et des lacs, favorise la mobilité et permet une articulation harmonieuse de l’architecture avec son plan urbain. Les tortueux ponts à vélo et les accueillants parc-cimetières rendent l’espace public modulable et sûr. Dans une ville si ergonomique, la hauteur paraît bien superficielle.

The Forest Tower, Effekt architects (Photos et croquis: Annabelle Moine)

A une exception près. A 70 kilomètres de Copenhague au cœur de la forêt de Gisselfeld Klosters, la tour hélicoïdale du studio EFFEKT, construite en 2019, est une invitation à grimper au-dessus de la cime des arbres. Pas trop haute, simple et ludique, elle s’inscrit parfaitement dans les codes architecturaux danois. Haute de 45m de haut (seulement), elle a été placée astucieusement sur un plateau situé à 135m au-dessus du niveau de la mer, ce qui offre au visiteur atteignant le sommet une vue majestueuse sur l’île de Sjælland, sans pour autant dénaturer le relief. La tour EFFEKT est comme un grand sablier posé parmi les arbres qui l’entourent et qu’elle-même encercle. Toute la structure est en acier corten, matériau brut apprécié des architectes pour son aspect d’acier rouillé – et parce qu’il permet d’éviter de coûteux coups de peinture.

Pour atteindre le sommet, pas de marche, il faut emprunter une passerelle qui monte progressivement en spirale. La forme originale et symétrique de la Forest Tower donne une véritable cadence à son ascension : quand le diamètre de la tour se rétrécie, l’élévation s’accélère et le visiteur se rapproche des arbres au centre de la tour. Quand le diamètre s’élargit, l’ascension ralentit et le visiteur est invité à observer la forêt à l’extérieur. Ainsi les panoramas intérieurs comme extérieur changent sans cesse. Chaque point de vue qui ponctue la montée est comme un tableau encadré par des poutres de métal entrecroisées. Ainsi, la structure sobre et rythmée permet au visiteur de laisser libre cours à son imagination et de faire pleinement l’expérience de la Nature. Mission accomplie pour l’architecte.

Certes, au Danemark, pas de volcan endormi, ni de mer de nuages, ni de neige éternelle pour s’évader dans un animé de Miyazaki ou sur l’El Teide. L’architecte ne peut dans un pays si plat réinventer la montagne. Mais le registre dans lequel il puise reste bel et bien naturel : la mer, l’horizon, la forêt. Aussi la tour devient un élément positif pour les Danois lorsqu’elle est terrain d’imagination, par exemple lorsque les profondeurs de sa façade jouent avec l’ombre et la lumière, ou encore lorsqu’elle se dresse tel un phare pour nous guider dans la ville ou dans les bois.

Certainement au Danemark plus qu’ailleurs, construire et vivre en hauteur n’a de sens que lorsque cela répond à un besoin de la population. La légitimité d’une tour tient essentiellement de sa fonction, voire de sa multifonction dans le contexte où elle est placée. En effet, la prise de hauteur importe moins que la quête des danois pour le bien-être social toujours plus grand – le ‘samfundsind’.

La société danoise exige de vivre dans des structures flexibles et astucieuses, leur permettant notamment de travailler et faire leurs courses à proximité, de se divertir, de vivre au contact de leur proches et de la nature. Ce concept du ‘micro-living’, qui privilégie presque l’emplacement par rapport au design des logements, est rendu possible grâce aux tours. Il est notamment introduit par BIG à Copenhague par les Kaktus Towers, en construction à Kalvebod Brygge.

Enfin, la construction de tours permet aussi de reconvertir les derniers sites industriels. A l’image de The Lighthouse à Aarhus, il ne serait pas surprenant que voir érigées les prochaines tours de Copenhague à Refshaleøen ou Sydhavn. Mais Copenhague et Aarhus, les deux plus grandes villes danoises, ont pour l’heure le privilège de pouvoir encore s’étendre sans se densifier.

(Photo: Annabelle Moine. Kaktus towers: https://www.kaktus-towers.dk/micro-living)

Annabelle Moine (LinkedIn)

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